Charia : Qui décide de ce qui est
licite ? mercredi 4 novembre 2009 - par
Khalid Chraibi La stratégie
des meilleures pratiquesLes ONG spécialisées
dans la protection des droits des femmes dans les pays musulmans développent,
depuis quelques années, une nouvelle stratégie pour surmonter les problèmes
rencontrés dans l’application des règles de la charia.
Cette stratégie est
fondée sur le postulat suivant : « Du moment que toutes les mesures
appliquées dans le domaine du contrôle de la polygamie sont considérées par les
oulémas comme « conformes à la charia », malgré leur très grande
diversité ; et puisqu’il existe, dans ce large éventail de mesures, des
règles appliquées dans des pays déterminés, qui protègent mieux que d’autres
les droits des femmes et des enfants ; alors ce sont ces mesures,
qualifiées de « meilleures pratiques », dont les ONG réclament
l’application dans les pays musulmans, en substitution aux mesures en vigueur,
quand ces dernières sont moins efficaces pour atteindre les objectifs
recherchés. » (39)
L’exemple
tunisien L’ONG « Women
Learning Partnership » (WLP) a ainsi dressé un tableau comparatif des
« meilleures pratiques » utilisées dans les pays musulmans, au niveau
des principales rubriques des codes de statut personnel (ou droit de la
famille). Concernant la polygamie, la « meilleure pratique », de
l’avis de WLP, est l’interdiction pure et simple appliquée par la Tunisie. (40)
Le Collectif 95 Maghreb Egalité, regroupant les principales ONG de défense des
droits des femmes au Maroc, en Algérie et en Tunisie, réclame lui aussi
l’adoption d’une telle mesure. (41)
En effet, d’après ces
associations, une telle interdiction permet de résoudre, de manière efficace et
définitive, tous les problèmes familiaux et sociaux associés à la pratique de
la polygamie. Et, comme l’a affirmé le mufti d’Egypte Muhammad Abduh dans sa
fatwa sur cette question : « il est licite en droit musulman
d’interdire aux hommes d’épouser plus d’une femme, sauf en cas de nécessité impérieuse
démontrée au magistrat chargé de cette question. Absolument rien n’interdit
cette prohibition, seule la tradition s’y oppose. » (42)
L’exemple
marocain Certaines associations
féminines, cependant, comme « Sisters in Islam » (SIS) de Malaisie,
(43) ne sous-estiment pas le poids des traditions comme facteur de blocage dans
la voie des réformes en ce domaine. Elles oeuvrent pour l’adoption d’une autre
« meilleure pratique », moins révolutionnaire peut-être que l’option
tunisienne, mais qui serait déjà appliquée dans un pays musulman avec de bons
résultats, et qui serait plus acceptable pour les oulémas et la population de
manière plus générale.
Les mesures relatives
au contrôle de la polygamie figurant dans le « Code de la famille »
du Maroc, après sa révision en 2004, constituent, à cet égard, d’après de
nombreuses associations de défense des droits des femmes, un bon exemple de
codification en ce domaine. (44)
Charia :
Qui décide de ce qui est licite ? Comme il ressort de la
diversité des règles juridiques appliquées dans le monde musulman en matière de
pratique de la polygamie, et des justifications dont elles sont assorties, les
arguments présentés par les différentes parties au débat sont souvent
parfaitement cohérents et défendables, chacun dans le cadre de sa propre ligne
de pensée, sur le plan social, et en se basant sur sa propre école juridique
comme référence. C’est ce qui ressort également du débat (virtuel) entre le
mufti d’Egypte Muhammad Abduh et le cheikh d’al-Azhar Mahmoud Shaltout au sujet
de l’interprétation et de l’application des règles de la charia relatives à la
polygamie.
Pour comprendre la
logique de cette diversité de règles et d’arguments, il faut placer le débat
dans sa véritable perspective. Dans ce but, il faut tout d’abord souligner qu’aussi
bien Shaltout que Abduh ne font qu’exposer leur opinion juridique sur la
question de la polygamie. C’est une « fatwa » qui permet à leurs
lecteurs de mieux saisir ce que la loi dit, d’après eux, sur cette question.
Mais, comme toute fatwa, elle ne s’impose à personne. Comme l’explique Sheikh
Abdul Mohsen Al-Obeikan, vice-ministre de la Justice d’Arabie Saoudite,
« même les décisions de la Chambre d’Ifta (organisation saoudienne
officielle de fatwa) ne s’imposent à personne, que ce soit aux individus ou à
l’Etat. » (45)
Le professeur Ahmed
Khamlichi, Directeur de Dar al Hadith al Hassaniya (du Maroc) observe, à cet
égard :
« Les ulémas n’ont pas le monopole d’interprétation de la
charia. Evidemment ils doivent être consultés au premier plan sur les questions
de la charia. (Mais) ce ne sont pas eux qui font la loi religieuse, de même que
ce ne sont pas les professeurs de droit qui font la loi, mais les
parlements. » (46)
De fait, il n’existe
pas de hiérarchie religieuse en Islam. Il n’existe pas, non plus, d’autorité
suprême capable de statuer sur ce qui est licite ou illicite, pour l’ensemble
du monde islamique.
Ainsi, comme le note
le vice-Ministre de la Justice d’Arabie Saoudite, même une fatwa de l’Académie
Islamique du Fiqh (AIF) ne s’impose à aucun des 43 Etats membres de cette
institution spécialisée de l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI).
Elle n’a de valeur que comme l’expression d’un point de vue juridique par un
organisme spécialisé, à l’instar d’un exposé dans les livres de fiqh.
L’interprétation
de la charia dans le cadre de chaque Etat La charia est, de
fait, interprétée et appliquée dans le cadre de chaque Etat, en fonction de ses
propres choix. Ce sont les autorités politiques, religieuses et législatives de
chaque pays musulman, agissant de concert, soit par consensus, soit par
négociation, qui détiennent ainsi le pouvoir de décider de ce qui sera
considéré comme licite dans le pays (en puisant dans la base de données de
toutes les options que la charia peut offrir sur une question donnée).
L’élaboration des
codes de statut personnel (ou de droit de la famille) fournit une bonne
illustration de la démarche appliquée.
Les gouvernants
choisissent, dans un éventail de solutions, toutes considérées comme licites en
Islam, celle qui répond le mieux à leurs objectifs. L’option sélectionnée est
examinée avec toutes les parties concernées, et en particulier avec les
autorités religieuses (comme le Mufti ou le Conseil des Oulémas), puis fait
l’objet d’un projet de texte de loi qui est présenté au Parlement pour
discussion et approbation. Une fois ce texte adopté par le Parlement, puis
entériné par toutes les instances institutionnelles concernées, il est publié
au « Journal Officiel » du pays. Il acquiert alors force de loi, et
devient le texte juridique de référence pour déterminer ce qui, dans cet Etat,
est considéré comme licite en Islam, dans le domaine concerné. C’est sur la
base de ce texte de loi que tous les actes juridiques devront être préparés, et
que les tribunaux du pays seront appelés à statuer.
Mais, ce qui est
considéré comme licite dans un Etat musulman, à un moment donné, sur une
question donnée, peut être considéré comme illicite dans un autre Etat
musulman, au même moment.
Le cas de la
TunisieL’interdiction de la
polygamie en Tunisie en fournit une bonne illustration. Aux yeux des autorités
tunisiennes, cette interdiction est parfaitement licite, puisqu’elle est fondée
sur des principes et des règles communément admis en droit musulman. S’il
fallait des preuves de sa licéïté, il n’y aurait qu’à citer la fatwa du mufti
d’Egypte, Muhammad Abduh, ou du ’alem de la Qarawiyine Allal el Fassi, (47) qui
ont tous deux appelé de leurs voeux cette interdiction. Ils ont développé, à
cet effet, une argumentation juridique solide, que nul juriste musulman de
renom n’a jamais remise en cause, alors qu’il s’est écoulé plus d’un siècle
depuis la fatwa de Abduh et un demi-siècle depuis les écrits de Fassi.
La licéïté de l’option
tunisienne est également corroborée par le fait qu’au Bangladesh, pays réputé
pour son conservatisme sur le plan d’application de la charia, la Division
spécialisée de la Haute Cour de Justice a rendu en 1999 un jugement
décourageant fortement la pratique de la polygamie dans le pays, et demandé au
Ministère de l’Intérieur d’étudier de manière approfondie s’il était
« possible ou non d’interdire la polygamie ». Elle suggéra au
Ministère que la même ligne de raisonnement utilisée en Tunisie pour interdire
la polygamie pourrait s’appliquer au Bangladesh. (48)
Les facteurs
explicatifs de la diversité des règles Mais, d’autres Etats
maintiennent un point de vue opposé, en se fondant sur d’autres principes et
règles du droit musulman qui sont, également, communément admis. Une telle
situation n’est pas rare, et s’explique par le jeu combiné de plusieurs
facteurs :
Les pays
musulmans appartiennent à des écoles de pensée juridique, ou rites, différents
(Abu Hanifa, Malek ibn Anas, Chafi’i, Ibn Hanbal, Shi’a), dont chacun a
développé sa propre méthodologie pour étudier les mêmes questions ;
Les oulémas
peuvent interpréter différemment des textes de référence religieux dont
l’énoncé se prête parfois à de multiples interprétations ;
Une certaine
confusion prévaut, dans certains cas, entre les coutumes et les traditions nationales
d’une part, et les prescriptions religieuses proprement dites, d’autre part.
(49)
De plus, les textes de
loi basés sur la charia, qui sont en vigueur dans un pays musulman, évoluent
avec le temps. Chacun d’eux fait l’objet de modifications plus ou moins
importantes, en fonction des circonstances, et de l’évolution de la société. Ce
qui était licite à un moment donné peut devenir illicite à un autre moment, et
vice versa, quand la loi nationale applicable a été modifiée. C’est une
situation que l’on observe régulièrement, à l’occasion de la révision des codes
de statut personnel (ou codes de la famille) nationaux. (50) Car, si les
valeurs et les principes de la charia sont immuables, les règles d’application
des prescriptions religieuses (telles qu’elles figurent dans les codes
nationaux, par exemple) s’adaptent aux nouvelles circonstances sociales.
C’est cette faculté
qu’a la charia d’être réinterprétée, compte tenu de nouvelles circonstances,
(lorsque les autorités politiques, religieuses et législatives, agissant de
concert, optent pour le changement), qui donne toute sa crédibilité à
l’affirmation des juristes musulmans, selon laquelle « la charia peut
s’appliquer en tous temps, en tous lieux et en toutes circonstances. » (51)
Notes(39) Khalid Chraibi,
« Droits de la femme en Islam : la stratégie des meilleures
pratiques », Oumma.com, 6 et 20 mars 2009
(40) Women
Learning Partnership (WLP) : « Best practices in family law :
country comparisons »
(41) Collectif 95
Maghreb-Egalité : “Cent mesures et dispositions pour une codification
égalitaire des Codes de Statut Personnel”, 1995 ; et “Dalil (guide) de
l’égalité dans la famille au Maghreb”, 2003
(42) Muhammad Abduh,
« Fatwa fi ta’addud al-zawjate », ibid, pp. 90 et 92-95
(43) Sisters in
Islam, Malaysia, « Reform of the Islamic family laws on Polygamy, 11
December 1996 », a memorandum to the Malaysian authorities ; et “Best
practices in family law” ; et Sisters in Islam, Malaysia, website, article
on « Polygamy »)
(44) Royaume du Maroc,
Ministère de la Justice, « Guide pratique du code de la famille »,
Rabat, 2007
Voici les principales
dispositions applicables à la polygamie : L’article 40 du code spécifie
que « la polygamie est interdite lorsqu’une injustice est à craindre
envers les épouses. Elle est également interdite lorsqu’il existe une condition
de l’épouse en vertu de laquelle l’époux s’engage à ne pas lui adjoindre une
autre épouse. »
L’article 41 précise
que « le tribunal n’autorise pas la polygamie dans les cas suivants :
lorsque sa
justification objective et son caractère exceptionnel n’ont pas été
établis ;
lorsque le
demandeur ne dispose pas de ressources suffisantes pour pourvoir aux besoins
des deux foyers et leur assurer équitablement l’entretien, le logement et les
autres exigences de la vie. »
En l’absence
d’empêchements du type indiqué, le candidat à la pratique de la polygamie doit
présenter au tribunal une demande d’autorisation à cet effet. La demande doit
indiquer les motifs objectifs et exceptionnels justifiant la polygamie et doit
être assortie d’une déclaration sur la situation matérielle du demandeur.
Le tribunal convoque
la première femme en vue de l’informer du désir de son mari de prendre une
nouvelle femme. Il entend la femme et son mari. Il peut ensuite autoriser le mari
à prendre une nouvelle femme, si les motifs invoqués par ce dernier revêtent un
caractère objectif et exceptionnel et si la demande remplit toutes les
conditions légales qui lui sont attachées. Si la première femme n’est pas
d’accord sur cette décision, elle peut demander le divorce. Le tribunal fixe un
montant correspondant à tous les droits de l’épouse et de leurs enfants que
l’époux a l’obligation d’entretenir. L’époux doit consigner la somme fixée dans
les sept jours. Une fois cela fait, le tribunal prononce un jugement de divorce
(45) Abdul Mohsen
al-Obeikan, « Interview au quotidien « Asharq alawsat » du
09/07/2006, à propos de la valeur juridique d’une fatwa de l’Académie Islamique
du Fiqh (AIF) »
(46) Ahmed Khamlichi,
« Point de vue n° 4 » (en arabe), Rabat, 2002, p. 12
(47) Allal el Fassi, “Annaqd addhati” (L’Autocritique), 5è éd. Rabat, 1979, pp. 287-294 ; et
“Attaqrib, Charh moudawanat al ahwal al chakhssiya” (Le rapprochement :
explication du Code de Statut Personnel), 2è éd. Rabat, 2000, pp. 178-193
(48) Bangladesh, High
Court Division, Elias v Jesmin Sultana, 51 DLR (AD) (1999), cité dans WLUML,
Knowing our rights, p. 208 (49) Par exemple, la charia interdit-elle à la femme
de conduire un véhicule, comme l’ont affirmé pendant les deux dernières
décennies les autorités politiques saoudiennes, sur la base d’une fatwa du
Grand Mufti du pays ? (Voir Khalid Chraibi, « La charia et les droits
de la femme au 21è siècle », Oumma.com, 11 mars 2008)
(50) Les révisions
importantes dont les codes de statut personnel d’Egypte (2000), de Mauritanie
(2001), du Maroc (2004) et d’Algérie (2005), entre autres, ont fait l’objet ces
dernières années, illustrent cette proposition.
(51) Yusuf
al-Qaradawi, « Chari’at al-Islam, khouloudouha wa salahouha littatbeq fi
koulli zamanin wa makan » (Le droit musulman, sa pérennité et sa capacité
d’application en tous temps et en tous lieux), al-maktab al-Islami, Beyrouth,
4è éd., 1987
Ouvrages
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Coran », Traduction par Jacques Berque, Edition de poche, Albin Michel,
Paris, 2002
Muhammad Abduh,
“al-A’mal al kamila” (Oeuvres complètes) tomes 1 et 2, 1ère éd. Beyrouth (1972)
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wa shariah”, (L’islam, dogme et charia), 9è éd., Beyrouth, 1977
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